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Jean-Pierre Audoux, Délégué général de la FIF : L’industrie ferroviaire française en 2013 (Le Rail – Mars 2013 – p. 10-11-12)


Depuis la tenue du Grenelle des Transports en 2009, force est de reconnaître que la lisibilité des événements politiques et économiques concernant le monde ferroviaire est devenue particulièrement complexe.


Dans la mouvance du Grenelle, un consensus politique très fort s'était fait en faveur du développement durable et du soutien aux modes de transports "alternatifs" et il en est résulté l'éclosion de projets majeurs, tels que celui du SNIT et celui du Grand Paris.

Si l'on ajoute à cela, pour l'infrastructure, la poursuite du "plan Perben" de rénovation du réseau classique et, pour le matériel roulant, la perspective du renouvellement massif du parc TGV de première génération ainsi que le lancement des appels d'offres de TER Regiolis (1000 rames) et Regio 2N (860 rames), sans parler du projet de l'Etat de relancer les trains d'équilibre du territoire (TET), le marché français pour les années 2015 et au-delà, semblait des plus prometteurs.

On pouvait alors imaginer qu'allait s'accentuer la tendance observée depuis 2007 d'un renforcement continu du marché national : de 2,3 milliards € en 2007 à 3,3 milliards € en 2011 (dont 2,3 milliards € pour le seul matériel roulant). Or, entre 2010 et 2012, un certain nombre d'événements majeurs a conduit à un ren. versement de ces perspectives.

Coup de frein sur les projets

En dehors du plan de rénovation du réseau ferroviaire (environ 1,8 milliard €/an pour environ 900 km de voies), tous les autres grands programmes ont été soit fortement freinés dans leur réalisation, soit totalement remis à plat.

Les Régions, excipant de la suppression de la taxe professionnelle par l'Etat, ont considéré qu'elles n'étaient plus en état de financer des levées d'options sur les matériels TER déjà commandés (options restantes de 835 rames Regiolis et de 750 rames Regio 2N).

L'Etat, à l'occasion de la mise en place du gouvernement Ayrault, a pour sa part souhaité remettre à plat :


-  le projet du SNIT, jugé beaucoup trop ambitieux par rapport au financement mobilisable et également aux besoins réels en infrastructure nouvelle, notamment de lignes à grande vitesse ;

- le projet du Grand Paris, jugé surdimensionné par rapport aux capacités de production de la filière TP et aussi trop coûteux (environ 30 milliards €) par rapport aux capacités contributives publiques ;

-  le dossier TET pour lequel le besoin d'investissement exprimé (3 milliards € sur 10 ans) pour renouveler le parc intercités (Corail, Téoz, Lunea, etc.) était jugé incompatible avec les capacités budgétaires du ministère des Transports ;

-  le dossier du financement du troisième volet de TCSP (450 M.€) qui conditionnait la réalisation d'un certain nombre de projets de tramways au cours des années à venir.

 Quant à la SNCF, celle-ci a considéré que l'impact conjugué de la crise et des hausses de péages obtenus par RFF pour les LGV, remettait en cause le modèle économique du "TGV de masse" et ne lui permettait plus de s'engager rapidement sur un renouvellement dès 2017 du parc PSE (200 à 300 rames pour un total estimé entre 6 à 9 milliards €).


Des perspectives difficiles

S'il est vrai que, dès la conclusion des Assises du ferroviaire (décembre 2011), les esprits étaient dans l'ensemble préparés à une "réduction de voilure" pour le ferroviaire français, le renversement de perspectives constaté à l'automne 2012 n'en demeure pas moins des plus spectaculaires et surtout des plus préoccupants. C'est en effet rien moins qu'une chute de 30 à 40% du marché industriel ferroviaire français qui se profile dès 2016, en particulier pour le matériel roulant, dans un premier temps encore beaucoup plus touché que l'infrastructure. Au-delà, on pourrait réellement craindre des conséquences catastrophiques en termes d'activités et d'emplois.pour la filière.

 Entre l'automne 2012 et le début de l'année 2013, a toutefois émergé une véritable prise de conscience au sein des pouvoirs publics des enjeux que représente, pour l'avenir de la filière industrielle ferroviaire française, le déblocage partiel ou total de l'ensemble des programmes évoqués ci-dessus. Comme l'a indiqué le rapport final "Ambition 2020" du Comité Stratégique de la Filière Ferroviaire d'avril 2012, l'avenir de la filière passe nécessairement par l'existence d'un marché national à la fois dynamique et offrant une visibilité pluriannuelle, à l'instar de ce que l'on peut constater chez les deux leaders industriels ferroviaires mondiaux que sont la Chine et l'Allemagne.

Des commandes indispensables

Concernant la Chine, on peut simplement rappeler que le chiffre d'affaires domestique annuel de son industrie ferroviaire nationale devrait dépasser 50 milliards € d'ici à 2015, grâce aux investissements prévus dans son plan quinquennal.

Quant à l'industrie ferroviaire allemande, située au 2ème rang mondial et au 1er rang européen, elle s'appuie sur un marché national de plus de 5 milliards €/an et voit son carnet de commandes fortement augmenter. Ainsi ses entrées en commandes pour la seule année 2011 ont atteint le chiffre record de 14,5 milliards € dont 10 milliards € de commandes nationales. Conscients de cet impératif d'un marché national dynamique et durable pour pouvoir maintenir notre filière industrielle ferroviaire dans la compétition mondiale, les pouvoirs publics se sont mobilisés pour mettre en œuvre des solutions pertinentes, notamment en termes d'ingénierie financière, appropriées aux objectifs poursuivis. C'est ainsi qu'entre décembre 2012 et janvier 2013 ont été annoncés successivement :


- le financement, via l'AFITF, à hauteur de 400 M.€ d'une première tranche de rames TET ;

- le financement à hauteur de 450 M.€ de la troisième tranche de TCSP ;

- la finalisation (mars 2013) par la SNCF de la commande de 40 rames TGV Duplex qui était en cours de discussion depuis janvier 2012 ;

-  l'objectif de la livraison dès 2018 par Alstom à la SNCF d'un TGV "nouvelle génération".

A cela s'ajoute la volonté exprimée conjointement par le ministère du Redressement Productif et le ministère des Transports :

 -  de rendre éligibles les investissements en matériel ferroviaire roulant aux Fonds d'Epargne (destinés au développement durable) de la Caisse des Dépôts et Consignations ;

-  de créer l'équivalent d'une Rosco publique permettant, via des activités de leasing, de louer des matériels roulants aux opérateurs ferroviaires ne souhaitant pas ou ne pouvant pas investir dans l'acquisition de matériels, a fortiori, neufs. Parallèlement, le ministère des Transports a mis en place la commission Mobilité 21 afin de remettre à plat les grands projets d'infrastructures du SNIT.

 Le ministère a également demandé à Jacques Auxiette, responsable de la commission Transports de l'ARF, de lui proposer des solutions permettant aux Régions de pouvoir consolider leur rôle et leur action dans la réalisation des investissements TER. Les instances de concertation sur le Grand Paris ont également vu le rythme de leurs réunions s'accélérer afin de pouvoir déboucher rapidement (mars 2013) sur des décisions à caractère définitif.

Le fret à la dérive

Reste, dans ce tableau mouvant, un grand oublié: le fret ferroviaire. Tandis que cette activité voit sa part de marché se réduire au profit de la route et ses volumes descendre au niveau de 30 milliards tk, le marché industriel correspondant est aujourd'hui quasiment réduit à néant. Aucune livraison de locomotive de fret n'est prévue sur le marché français au cours des années 2013 ou 2014 et l'activité de construction de wagons reste sinistrée. Ceci est à comparer avec un marché allemand sur lequel les débouchés (commandes de locomotives et de wagons ou équipements fret) représentent annuellement entre 500 M.€ et 1 milliard € au regard d'un trafic d'environ 112 milliards t/km.

L'organisation ferroviaire française

Enfin, parmi les incertitudes majeures qui perdurent, il y a celle relative à l'impact de la future réforme du système ferroviaire français pour la filière industrielle ferroviaire. En sus des futurs choix en matière de gouvernance et d'organisation du nouveau système ferroviaire français, il convient de souligner l'interrogation essentielle concernant la performance économique de ce nouveau système et ses capacités à générer - ou non - une forte dynamique d'investissement, à l'instar de la réforme allemande de 1994. De ce point de vue, la priorité d'ores et déjà accordée par le gouvernement à la mise en œuvre de la politique de modernisation du réseau va constituer un test grandeur nature de notre capacité collective, non seulement à enrayer son obsolescence, mais encore à augmenter de façon très significative sa productivité et son efficacité, amorçant ainsi un cercle vertueux pour les investissements ferroviaires.

 Quant à la "dialectique" qui prévaut dans le dialogue de la France avec la Commission européenne sur l'ouverture à la concurrence, celle-ci ne permet ni de prévoir précisément son entrée effective en vigueur, ni son échelonnement entre TGV, TET ou TER. On pourra toutefois utilement rappeler qu'en Allemagne, les concurrents de la DB commandent annuellement pour 1,5 milliard € de materiels roulants (locomotives, wagons, trains régionaux...), ce qui représente en moyenne plus de 40% du chiffre d'affaires réalisé par l'industrie ferroviaire allemande sur ce segment d'activité. Au-delà même de cette incertitude, il est difficile à ce stade d'en augurer les effets sur le niveau des investissements futurs sans faire de la politique-fiction.


La condition nécessaire d'un niveau d'investissement élevé passera malgré tout, au moins dans une première phase, par la capacité et la volonté stratégique du Groupe SNCF de miser sur le ferroviaire pour son développement sur le marché français. Cela impactera inévitablement les marchés des TGV et des TET.

Le marché national avant l'international

On peut donc considérer qu'en dépit des très fortes contraintes budgétaires et financières qui résultent de la crise économique, la filière industrielle française est considérée par les pouvoirs publics comme une filière à la fois d'avenir et prioritaire. Les décisions déjà prises - ou en cours de l'être - devraient permettre de consolider la dynamique du marché français de l'industrie ferroviaire jusqu'en 2016 ou en 2017. Ce qui peut permettre d'envisager pour les quatre à cinq années à venir un niveau d'activité sur ce marché compris entre 3 et 3,5 milliards €. Il n'en reste pas moins qu'en dehors des décisions concernant le niveau et le rythme de modernisation du réseau ferroviaire (à effet plus immédiat), les grandes décisions influençant durablement le niveau d'investissement ferroviaire en France au-delà de 2017 n'ont pas encore été prises à ce jour. Cela vaut pour :

- le SNIT : Quels projets seront finalement retenus ?

- le Grand Paris : Quel phasage ? Quel mode choisi : ferroviaire, tramways métros légers, métros lourds, tram-train ?

- l'éligibilité des financements de matériels ferroviaires roulants aux fonds d'épargne de la CDC ;

- La création d'une ROSCO d'Etat.

D'aucuns ne manqueront pas de rappeler, ce qui est tout à fait exact, qu'une filière industrielle performante ne peut faire reposer son avenir sur son seul marché national et que désormais, la compétition est mondiale. A contrario, aucune filière industrielle nationale ne peut prétendre à un rôle mondial de premier plan si elle ne s'appuie pas sur une base nationale forte. Cela a été jusqu'à présent pleinement le cas dans l'industrie ferroviaire.